L’évaluation des quotas ethniques au Burundi : un tournant décisif ?

By Alexandre Wadih Raffoul and Réginas Ndayiragije, 4 September 2023
(photo credit: picture-alliance/dpa/B. Mugiraneza)
(photo credit: picture-alliance/dpa/B. Mugiraneza)

Le sénat burundais a amorcé un processus d’évaluation des quotas ethniques tel que requis par la constitution du 7 Juin 2018. Ces quotas, pierre angulaire du cadre institutionnel consacré par l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi du 28 aout 2000, garantissent la représentation des Hutu et des Tutsi au sein des institutions phares du pays. Bien qu’ayant favorisé l’émergence des partis multi-ethniques, les quotas n’ont pas pu prévenir la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul parti politique, le CNDD-FDD. Actuellement, les opinions divergent quant à la nécessité de les maintenir et sur les conditions de leur démantèlement. Cependant, si l’évaluation est menée de bonne foi, le processus pourrait offrir un cadre de réflexion en vue d’une vision commune de l’avenir et de résolution des défis de gouvernance qui minent le pays – écrivent Alexandre Wadih Raffoul et Réginas Ndayiragije.

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Introduction

Le 31 juillet 2023, le Sénat du  Burundi  a officiellement entrepris  une large concertation en vue de décider de l’avenir des quotas ethniques dans le pays, répondant ainsi à une de ses missions, celle d’évaluer la nécessite du maintien des quotas ethniques dans les pouvoir exécutif, législatif et judiciaire (Article 289). Cette contribution passe en revue la conception et la mise en œuvre des quotas ethniques depuis 2005. Le principal mérite du système de quotas est d’avoir poussé à la formation de partis politiques multiethniques et la réduction du poids de l’ethnicité dans la politique burundaise. Cependant, le système n’a pas pu éviter la monopolisation du pouvoir par le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, et l’érosion progressive des protections offertes aux groupes minoritaires.

« Sécurité pour la minorité, démocratie pour la majorité » 

La Constitution de 2005 a complété, formalisé et ‘sacralisé’ les quotas ethniques ancrés dans l’accord d’Arusha, une étape importante ayant conduit à la fin de la guerre civile. L’adoption de cette constitution a ouvert une fenêtre d’opportunité pour en finir avec des décennies de violence interethniques opposant les Hutu et les Tutsi, les deux principaux groupes ethniques, qui représentent respectivement 85 pourcents et 14 pourcents de la population burundaise. La constitutionnalisation des quotas ethniques—à travers la constitution de 2005 et de 2018—qui en a résulté est complexe et implique plusieurs niveaux de représentation. Le gouvernement doit comprendre 60 pourcents de Hutu et 40 pourcents de Tutsi, avec un président assisté par deux vice-présidents issus de groupes ethniques et partis politiques différents. Les sièges dans la chambre basse du parlement (Assemblée Nationale) sont répartis selon la formule 60 pourcent pour les Hutu, 40 pourcent pour les Tutsi, et trois parlementaires de l’ethnie Twa. Ces proportions sont obtenues à travers des listes bloquées multi-ethniques, avec seulement deux candidats consécutifs sur trois pouvant avoir la même appartenance éthique sur une liste électorale. Un mécanisme correctif, la cooptation, est établi pour effectuer des ajustements au cas où les résultats finaux ne reflètent pas les quotas ethniques convenus. Les trois députés représentant la communauté Twa sont aussi cooptés. La chambre haute comprend 50 pour cent de Hutu et 50 pour cent de Tutsi, élus par des conseillers communaux à raison d’un sénateur Hutu et un sénateur Tutsi par province. Les modalités de mise en œuvre des quotas ethniques forcent donc les partis politiques à présenter des listes de candidats multi-ethniques pour les deux chambres du parlement. Les quotas ethniques sont aussi étendus à l’armée et à la police (dans les proportions de 50-50) et à l’administration communale (aucun groupe ethnique ne peut compter plus de 67% des administrateurs communaux) et les entreprises publiques (60 pour cent pour les Hutu et 40 pourcent pour les Tutsi).

Ce système de quotas a été le résultat d’un compromis difficile entre deux impératifs défendus par les représentants des groupes ethniques aux négociations d’Arusha et lors du processus d’élaboration de la constitution. Ces objectifs peuvent être résumés de la manière suivante : « sécurité pour la minorité et démocratie pour la majorité ». D’un côté, le G7, un groupe de partis politiques majoritairement Hutu (la majorité démographique) exigeait la démocratie majoritaire fondée sur le principe « un homme, une voix » après des décennies d’exclusion et de monopolisation du pouvoir par les Tutsi. Il exigeait aussi des institutions de défense et de sécurité inclusives, seule garantie que les Tutsi ne puisse plus user de leur contrôle de l’armée comme d’ un droit de veto. Cette exigence était justifiée par l’expérience du coup d’état militaire par une partie de l’armée mono-ethnique Tutsi en 1993, qui a mis fin à l’expérience démocratique naissante. De l’autre côté, la coalition G10, regroupant des partis politiques essentiellement Tutsi, exigeait des garde-fous contre l’exclusion des institutions sur une base ethnique. Un système ingénieux de quotas, réconciliant les deux positions, a finalement été  adopté. Il prévoit un seuil de représentation minimale pour les Tutsi tout en garantissant une démocratie majoritaire pour les Hutu. Le fondement de cette conception institutionnelle ‘associative’ est la présence de partis multi-ethniques, qui peuvent garantir la représentation des groupes minoritaires, sans segmenter l’électorat, ni politiser l’ethnicité.    

Résultats mitigés

La constitution de 2005 a offert un cadre pour une transition apaisée et une réduction (à ne pas confondre avec une totale disparition) de l’importance de l’ethnicité dans le jeu politique de la période post conflit. Après des décennies de conflits inter-ethniques, les partis politiques (certains avec un passé d’homogénéité ethnique) ont présenté des listes multi-ethniques de candidats lors des premières élections post-conflit et lors des cycles électoraux suivants. La référence à l’ethnicité comme stratégie de mobilisation politique a quasiment disparu des campagnes politiques (au moins dans les discours officiels) cédant la place à un discours d’unité nationale. Même quand les tensions et discours ethnicisés ont réémergé lors de la crise autour du troisième mandat du Président Pierre Nkurunziza en 2015, les sirènes ethniques n’ont pas pu retrouver leur résonnance d’antan auprès de la population burundaise. La raison de cette résilience est à chercher dans le fait que la ligne de fracture dominante n’est plus l’ethnie, mais plutôt l’allégeance politique : les deux principales forces politiques sur le terrain (le CNDD-FDD et l’opposition incarnée par le CNL) sont, l’un comme l’autre, d'anciens groupes rebelles dirigés par des Hutu. De plus, il y a des Hutu et des Tutsi tant dans la mouvance gouvernementale que dans l’opposition. Alors que le partage de pouvoir est connu pour sa tendance à favoriser, au mieux, une politique du plus petit dénominateur commun ou, au pire, l’immobilisme politique, l’expérience burundaise témoigne d’une dynamique tout à fait différente. Même les enjeux politiques ayant une forte résonance ethnique (tels que la politique de la restitution foncière et la commission Vérité et Réconciliation) n’ont pas mobilisé un vote ou un positionnement ethnique au parlement.  

. . . une grande partie des décisions politiques importantes sont prises dans des structures parallèles, exemptes de l’obligation de quotas ethniques . . .

Cependant, force est de reconnaître que tout n’est pas rose. Bien que les quotas aient transformé le parti au pouvoir en champion de la diversité (au moins publiquement), ils n’ont pas pu l’empêcher de s’emparer, sans partage, de tous les leviers du pouvoir. Le parti a pu s’accommoder des quotas ethniques en cooptant des Tutsi, mais ses structures et processus de décision restent dominés par ses anciens responsables militaires du temps de la rébellion, actuellement dans les forces de défense et de sécurité.  Le CNDD-FDD a stratégiquement choisi de confier d’importants postes à certains de ses militants inconditionnels Hutu, et une grande partie des décisions politiques importantes sont prises dans des structures parallèles, exemptes de l’obligation de quotas ethniques. Le fonctionnement et le leadership de l’Uprona – considéré, à tort ou à raison, comme porte-étendard de la représentation des Tutsi – ont été entravés par l’interférence du gouvernement. Avec le boycott des élections de 2010 en réponse à la répression et l’intimidation de l’opposition, le parti au pouvoir a accru sa domination de l’espace politique. Les Tutsi accédant aux postes de responsabilité sont de plus en plus issus du CNDD-FDD ou des partis qui lui sont associés (et dans une faible mesure d’autres partis jadis dominés par les Hutu). Une décision controversée rendue par la cour constitutionnelle a de facto légalisé le mandat impératif en rendant l’exclusion du parti politique d’origine pour un(e) parlementaire synonyme de vacance de son siège. Ceci a créé un précédent dissuadant les députés de s’opposer à la ligne politique de leurs formations politiques pour défendre leurs communautés ethniques. Donc la représentation substantive des groupes ethniques comme conséquence de leur représentation descriptive est devenue une chimère.  

Évaluation des quotas : Menace ou opportunité?

La nouvelle constitution, adoptée en juin 2018 par voie référendaire sous l’initiative du président d’alors, Pierre Nkurunziza, a introduit des changements notables. Cette constitution a aboli l’exigence d’un ‘gouvernement d’unité nationale’ où les partis atteignant un certain seuil de voix sont représentés au gouvernement (ancien article 129) et a changé la nature du régime politique passant d’un régime présidentiel à un régime semi-présidentiel. En lieu et place de deux postes de vice-présidents, il a été instauré un poste de vice-président (sans responsabilité politique majeure) et un poste de premier ministre (sans restriction quant à son appartenance ethnique ou politique). Alors que la nouvelle constitution ouvrait la possibilité de diriger le pays pour deux autres mandats pour Nkurunziza, ce dernier a décidé de se retirer avant son décès inopiné en 2020, probablement dû à la Covid. Le candidat du CNDD-FDD, Evariste Ndayishimiye, a remporté les élections la même année.   

Dans la pratique, le processus d’évaluation consiste en une série de réunions de consultation dans toutes les provinces du pays, qui vont alimenter le rapport que le sénat va adresser au gouvernement d’ici deux ans.

En dépit des changements mentionnés ci-dessus, les quotas ethniques au gouvernement, au parlement et dans les forces de sécurités ont été maintenus. Cependant, la nouvelle constitution a confié au sénat la mission d’évaluer la nécessité de maintenir les quotas, qui ont toujours été considérés comme de portée transitoire. Dans la pratique, le processus d’évaluation consiste en une série de réunions de consultation dans toutes les provinces du pays, qui vont alimenter le rapport que le sénat va adresser au gouvernement d’ici deux ans. De façon quelque peu surprenante, ce processus ne semble pas être guidé par des résultats de recherches systématiques sur l’impact (ou l’absence d’impact) des quotas ethniques dans la résorption des déséquilibres ethniques ou la protection des minorités. Alors qu’il semble, à première vue, que la diversité d’opinion dans ces réunions est de mise, le format consultatif peut faire craindre un processus purement cosmétique. Toute élimination des quotas ethniques requerrait une révision constitutionnelle. Cependant, celle-ci ne devrait pas poser de problèmes majeurs puisque le CNDD-FDD domine le parlement ou pourrait facilement recourir au referendum. Bien que les enjeux soient de taille pour les parlementaires Tutsi du CNDD-FDD, il est peu probable qu’ils s’y opposent : le système de vote au parlement manque d’anonymat, rendant risqué tout écart avec la ligne définie par le parti. 

Peut-on se défaire des quotas ? Les opinions dans le débat public sont partagées. Une perspective (largement soutenue par le CNDD-FDD au pouvoir) estime que les quotas ethniques devraient être élagués, car ils renforcent et institutionnalisent l’ethnicité et violent le principe de la méritocratie. « Il est grand temps, a observé le président du sénat, que les gens soient nommés sur base de leurs mérites et non de leurs identités ethniques. » Un autre argument, soutenu par les membres du CNDD-FDD, est que les quotas servent de mécanismes de discrimination positive en vue de résorber l’exclusion dont les Hutu ont été historiquement victimes jusqu’en 2005. Selon cette opinion, les quotas devraient être maintenus si et seulement si de telles inégalités persistent, mais devrait disparaitre dès lors qu’elles auront disparu. Finalement, une autre position (défendue essentiellement par l’opposition) estime que les quotas sont des garanties pour les minorités, craignant que les institutions étatiques soient utilisées pour nuire à leurs intérêts. Tant que cette peur résultant des violences du passé ne s’est pas dissipée, les tenants de cette position plaident pour le maintien de l’usage des quotas.  

Conclusion

Les conséquences de l’abolition des quotas éthiques sont difficiles à anticiper. D’un côté, une abolition pourrait ne faire que formaliser une situation de fait accordant de moins en moins d’influence politique aux Tutsi. De l’autre, cette abolition pourrait déboucher sur la fin des partis multi-ethniques, avec le risque de repolariser les communautés ethniques.

Alors que le partage de pouvoir ethnique a significativement contribué à désamorcer la manipulation de l’ethnicité à des fins politiques, cette évaluation pourrait constituer une opportunité pour se fixer de nouveaux objectifs plus ambitieux, recouvrer la confiance dans les institutions, et renforcer l’unité nationale. L’évaluation pourrait aider à construire une vision commune sur les quotas, y compris leurs insuffisances. Elle pourrait constituer une occasion de perfectionner le système, notamment en  améliorant la représentation des “autres”, c’est-à-dire, des groupes non-dominants que le système de quotas a laissé sur le tapis.  Si le processus est mené de bonne foi, l’évaluation pourrait offrir un cadre de discussions sur les questions de mauvaise gouvernance, incluant le clientélisme, le népotisme et la monopolisation de l’État—autant de défis persistants et qui justifient, 20 ans après l’adoption des quotas, l’exigence d’une représentation politique sur base ethnique. Pour atteindre cet objectif, l’évaluation requiert une méthodologie fine, reposant sur un engagement commun et partagé de transparence, sur un processus inclusif et bien intentionné.

Alexandre Wadih Raffoul est doctorant au département des études de paix et conflits à l’Université d’Uppsala, en Suède. Sa recherche se focalise sur les questions de conflits ethniques, partage du pouvoir et négociations de paix.

Réginas Ndayiragije est doctorant à l’Institut des études de Développement (IOB) à l’Université d’Anvers, en Belgique. Il s’intéresse au partage du pouvoir, à la consolidation de la paix et à la justice transitionnelle.  

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Citation suggérée : Alexandre Wadih Raffoul et Réginas Ndayiragije, « L’évaluation des quotas ethniques au Burundi : un tournant décisif ? » ConstitutionNet, International IDEA, 4 September 2023, https://constitutionnet.org/news/levaluation-des-quotas-ethniques-au-burundi-un-tournant-decisif

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