Les élections en Tunisie:bout du tunnel de la transition?
Les observateurs s’accordent à dire que la Tunisie a réussi, dans l’ensemble, le pari d’organiser des élections libres et démocratiques. Ces élections, (législatives du 26octobre 2014 et premier tour des élections présidentielles du 23 novembre 2014) se sont déroulées dans le calme et ont été considérées par de nombreux observateurs internationaux comme une réussite voire comme un modèle que d’autres pays, notamment arabes, gagneraient à suivre. En effet, parmi les pays du « printemps arabe », la Tunisie est le seul à n’avoir pas sombré dans le chaos ou la répression. Ces élections sont une avant-dernière étape sur la voie de l’achèvement de la transition en attendant le deuxième tour des élections présidentielles qui sera organisé fin décembre. L’acceptation des résultats des élections par tous les protagonistes est de nature à stabiliser davantage le pays et à rasséréner le climat politique. Ces évolutions confirment une sorte d’ « exception tunisienne » dans le monde arabe puisque sa révolution a été la plus pacifique et sa transition la mieux vécue et la plus aboutie. Toutes ces considérations montrent tout l’intérêt que revêtent ces élections et invite à en étudier, ne fût ce que de manière sommaire, d’une part, les significations politiques et, d’autre part, les implications institutionnelles et constitutionnelles.
La signification politique des résultats des élections
Même si les résultats obtenus par chaque parti et chaque candidat à la présidentielle sont en eux-mêmes importants, ils ne sauraient à eux seuls donner une idée complète sur le paysage politique et la participation citoyenne aux élections. Ainsi, si le nombre d’électeurs potentiels en Tunisie avoisine en 2014 les 7.897.000 électeurs, seulement 5.216.367 personnes se sont inscrites volontairement sur les listes électorales (66%). Par ailleurs, seulement 3.579.257 (68%) des personnes qui se sont inscrites se sont déplacées aux urnes le 26 octobre pour exercer leur droit de vote et 3.339.666 (64.56 %) ont voté lors du premier tour des élections présidentielles. Si on compare le nombre de ceux qui ont effectivement voté lors des deux élections à celui des électeurs potentiels, on constatera que moins de 50% de ceux qui ont le droit de voter ont participé aux élections. Les raisons de ce désintérêt dépassent le cadre de cet article, mais on peut d’ores et déjà affirmer que pour une démocratie naissante ce chiffre est en deçà des attentes. Les élites politiques doivent être conscientes de la relativité de la représentation dont elles se réclament puisque plus de la moitié des électeurs potentiels ne se sont pas prononcés. Ce silence peut être interprété comme une indécision voire comme un rejet et un désaveu de l’ensemble de la classe politique.
Venons-en à présent aux résultats obtenus par les principaux partis politiques et les candidats aux élections présidentielles (premier tour) et qui sont eux-aussi très significatifs. Le vainqueur des élections législatives du 26 octobre, NidaaTouness, a obtenu 86 sièges sur les 217que comprendra l’Assemblée des représentants du peuple(ARP) (soit 39,6 %).Ce parti a su capitaliser sur les échecs de la troïka (et à sa tête le parti islamiste Ennahdha) lorsqu’elle était au pouvoir dans le domaine économique et sécuritaire. Par ailleurs, Nidaa a bénéficié du vote utile à travers lequel les électeurs ontaffiché une nette volonté de créer un équilibre sur la scène politique entre le parti Ennahdha et le parti Nidaa, seule formation politique capable de tenir tête aux islamistes. Mais si la victoire de Nidaa est toute relative puisqu’il n’a pas la majorité absolue pour former à lui seul le gouvernement, elle revêt une signification politique extrême vu qu’elle opère une alternance pacifique par la voie des élections ce qui est de nature à asseoir de solides traditions démocratiques.
Le parti arrivé en deuxième position est le parti islamiste Ennahdha. Avec 69 sièges sur 217 il obtient à lui seul 31,7 % des sièges de l’ARP. Ce qui constitue un peu moins que le tiers de l’ensemble des sièges. Ennahdha reste, donc, une force politique majeure dans le pays.
Certains ont souligné les risques de tensions dues à la bipolarisation de la scène politique entre un parti d’obédience islamiste et un autre plutôt séculier. Nous estimons au contraire que l’existence de deux blocs politiques majeurs est une garantie contre la fragmentation du paysage politique (dont a souffert la Tunisie depuis 2011) et une condition nécessaire à l’alternance et donc à la démocratie.
Outre Nidaa et Ennahdha, trois autres formations politiques ont réalisé de bons résultats à savoir l’Union patriotique libre (UPL), le Front populaire et Afek. En ce qui concerne l’UPLqui a remporté 16 sièges, c’est le parti du richissime homme d’affaires Slim Riahi. Beaucoup imputent son succès aux gigantesques moyens financiers dont dispose ce parti et son leader plus qu’à un programme politique et économique clairet bien défini. C’est la raison pour laquelle certains observateurs pensent que son succès sera éphémère et qu’il ne résistera pas longtemps aux aléas de la politique.
Le Front populaire, alliance électorale formée par divers partis de gauche a obtenu 15 sièges. Ce score lui permettra d’être sollicité par le parti Nidaa au cas où il optera pour un gouvernement de coalition. Mais, aussi bien les leaders du Front que ceux qui l’inviteront à participer au gouvernement doivent avoir à l’esprit le caractère hétéroclite du Front et les risques qui peuvent en découler.
La cinquième formation politique, Afek, a obtenu 8 sièges. Ce score peut paraître assez faible mais, vu la configuration de l’ARP, il sera appelé à jouer un rôle très important dans toute coalition gouvernementale.
Les 24 sièges qui restent sont répartis entre différents partis politiques et listes indépendantes.
Une des conséquences escomptées des élections du 26 octobre sera la diminution de la pléthore des partis. La bipolarisation, le revers essuyé par les partis microscopiques, la nécessité de disposer de moyens financiers énormes vont aboutir à rationaliser la scène politique et amèneront les petits partis soit à rejoindre des partis plus grands soit, tout simplement, à disparaitre.
En ce qui concerne le premier tour des élections présidentielles, il y’a lieu de noter que la bipolarisation constatée lors des élections législatives n’a fait que s’accentuer lors des élections présidentielles. En effet, les deux candidats qui sont passés au deuxième tour totalisent à eux-seuls 72.89 % des voix exprimées. Le premier Béji Caid Essebsi avec 39.46 % a bénéficié du vote des courants modernistes, progressistes et libéraux tandis que le deuxième, Moncef Marzouki, avec 33.43 % a récolté les voix des conservateurs et des islamistes même si le parti islamiste Ennahdha ne l’a pas publiquement soutenu.
On constate à l’approche du deuxième tour des élections présidentielles une montée de la tension entre ces deux camps compliquée par la tentative de certains politiciens d’exacerber le sentiment régionaliste et de l’exploiter au profit d’un candidat en particulier. Encore une fois, une partie de la classe politique, irresponsable et pyromane, place ses propres intérêts avant l’intérêt national au risque de compromettre l’unité nationale.
Intéressons nous, à présent, aux implications constitutionnelles et institutionnelles des résultats des élections.
Les implications constitutionnelles et institutionnelles des élections
Selon l’article 89 (§2) de la constitution de 2014, le Président de la République, dans le délai d’une semaine à partir de la proclamation des résultats définitifs des élections législatives, charge le candidat du parti ou de l’alliance électorale qui a obtenu le plus grand nombre de sièges à l’ARP de former le gouvernement. Ce candidat dispose d’un délai d’un mois pour former son gouvernement lequel délai n’est prorogeable pour la même durée qu’une seule fois.
Si la disposition de l’article 89 est claire quant à celui qui devra former le gouvernement, elle n’est pas aussi claire concernant celui qui devra charger le candidat du parti vainqueur de former le gouvernement : est-ce le président actuel (provisoire) ou le président qui sera élu directement par le peuple lors des prochaines élections présidentielles ?
Un débat a opposé les juristes en Tunisie autour de cette disposition. Le président provisoire, juste après la proclamation des résultats définitifs des élections législatives, a envoyé une lettre au leader du parti Nidaa (vainqueur des législatives) lui demandant de désigner un chef du gouvernement alimentant davantage la polémique. Le dialogue national(composé par l’Union générale tunisienne du travail, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme) et qui a aidé à trouver une issue à la grave crise politique qui a secoué la Tunisie après les deux assassinats politiques qu’elle a connus, s’est saisi de la question et a décidé qu’il incombera au Président qui sera élu lors du deuxième tour des élections présidentielles de charger le candidat du parti vainqueur aux élections législatives de former le gouvernement. Cette décision est loin de faire l’unanimité mais lorsque les textes ne sont pas d’une clarté éclatante il vaut mieux opter pour la solution qui relève du bon sens et qui contribue à faire baisser la tension dans le pays.
A côté de ces questions constitutionnelles, se pose la question plus épineuse de la formation du gouvernement. En effet, vu que Nidaa n’a pas obtenu la majorité absolue lors des législatives, il sera contraint de former une coalition avec d’autres partis. Le premier scénario plausible est une coalition partisane entre Nidaa, le Front populaire et Afek (s’y adjoindront certainement les élus d’Al Moubadra et des indépendants). Mais ce sera une majorité faible voire instable puisque le Front populaire est très à gauche et on a beaucoup de mal à l’imaginer gouverner avec des partis libéraux. Par ailleurs, le front populaire est une alliance hétéroclite formée par divers partis de gauche et d’extrême gauche ainsi que par des partis panarabesqui affichent des divergences de taille sur les choix économiques et sociaux. Le risque d’implosion de ce front est donc réel et rend toute coalition gouvernementale dont il ferait partie très fragile.
Une autre combinaison est possible, puisque ni Nidaa ni Ennahdhanel’ont ouvertement exclue : c’est celle d’un gouvernement qui regroupe Nidaa et Ennahdha (plus Afek peut être). Ce gouvernement aura une majorité confortable mais dans ce cas certains ministères clés seront confiés à des indépendants. Cette combinaison dépend étroitement de l’issue des élections présidentielles : En effet, si le candidat de Nidaa est élu, il serait envisageable que Nidaa gouverne avec Ennahdha. Autrement, ce sera de l’ordre de l’impensable. La raison est très simple : Si Nidaa a la présidence de la République et le poste de chef du gouvernement, il pourrait accepter de confier certains portefeuilles ministérielles à Ennahdha ce qui lui permettra d’avoir une majorité stable capable de gouverner.On pourrait objecter au scénario du gouvernement de coalition Nidaa – Ennahdha le fait qu’il rassemblera deux partis diamétralement opposés au niveau idéologique, mais il ne faut pas perdre de vue le fait que le parti Nidaa cherche à envoyer un message positif à l’ensemble de la classe politique et aux citoyens pour dire qu’il ne gouvernera pas seul et qu’il ne cherche pas à dominer la vie politique comme certains le craignent. L’élection de Abdel fattah Mourou député d’Ennahdha, au poste de premier vice-président de l’ARP s’inscrit dans cette volonté de recherche du consensus. Ennahdha à son tour gagnerait à ce scénario en préservant une présence au gouvernement et en sauvegardant son rayonnement et sa place dans le paysage politique.
Deux autres hypothèses demeurent valables quoi que peu plausibles : un gouvernement de technocrates soutenu par la plupart des partis ou un gouvernement d’union nationale. Pour le moment, ce ne sont que des supputations et on ne pourra avoir une idée plus claire sur les options de chacun des protagonistes qu’à l’issue du deuxième tour des élections présidentielles.
Un retour à la dictature ?
La victoire de Nidaa a poussé certains à mettre en garde contre l’accaparement des pouvoirs parce parti en cas de victoire de son candidat à la présidence. Un accaparement qui risque d’ouvrir la voie au retour de la dictature. Nous pensons que ces propos sont exagérés et s’inscrivent purement dans le contexte de la campagne pour les élections présidentielles.Une lecture raisonnée et scientifique de la scène politique tunisienne exclut tout retour à la dictature. En effet, les conditions objectives de l’existence de la dictature ont disparu : D’abord, Il y’a, aujourd’hui, en Tunisie, un réel pluralisme politique et des partis d’opposition bien implantés dans le pays et qui sont en mesure de mettre en échec toute tentative de retour à l’avant 2011. Ensuite, la société civilejoue pleinement son rôle de contrepoids au pouvoir et vu son dynamisme et sa diversité, il sera difficile de reproduire le système autoritaire. Par ailleurs, lesmédias jouissent d’une grande liberté et il sera impossible de les museler. Enfin, et c’est, à notre avis, le plus important rempart contre le retour de la dictature : les citoyens ont acquis un important degré de conscience politique et semblent trop aimer le goût de la liberté pour s’en priver de nouveau. Comme l’a si bien dit Karl Marx : L’histoire ne se répète pas, elle bégaie !
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