La nouvelle constitution de Djibouti : entre longévité au pouvoir et prémices d’une instabilité socio-politique
En octobre 2025, Djibouti a adopté une révision constitutionnelle partielle supprimant la limite d’âge présidentielle, renforçant les conditions d’éligibilité et affaiblissant le recours au référendum. Intervenue dans un contexte de verrouillage du champ politique, cette réforme ouvre la voie à un sixième mandat du président Ismail Omar Guelleh, au pouvoir depuis 1999. Roukiya Osman analyse les dynamiques politiques et constitutionnelles à l’œuvre et en évalue les implications pour la gouvernance démocratique et la stabilité socio-politique dans le pays.
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Le 26 octobre 2025, Le parlement djiboutien a adopté une révision partielle de la Constitution. Parmi les points saillants figurent la suppression de la limite d’âge pour le Président, l’exigence d’une résidence continue dans le pays depuis au moins cinq ans pour tout candidat à la présidence, et la suppression de l’exigence référendaire pour l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Les amendements ont été approuvés par l’Assemblée nationale le 2 novembre et promulgués sans délai par le Président le 6 novembre. Cette modification intervient dans un contexte politique où le Président Ismail Omar Guelleh, au pouvoir depuis 1999, s’est officiellement déclaré candidat à un sixième mandat pour les élections présidentielles d’avril 2026 lors du congrès de son parti, le Rassemblement Populaire pour le Progrès (RPP), le 8 novembre 2025.
Le contexte politico-juridique
En 2010, Guelleh a modifié la Constitution, en supprimant la limite au nombre de mandats présidentiels et en fixant la limite d’âge présidentielle à soixante-quinze ans. Aujourd’hui, âgé de soixante-dix-huit ans, sa seule option afin de briguer un sixième mandat était de retirer cette limite. Cette proposition a été approuvée par la quasi-totalité des 65 députés qui composent l’Assemblée nationale durant le vote du 2 novembre.
Cette majorité est le fruit d’une coalition dénommée l’Union pour la majorité présidentielle (UMP) regroupant notamment le Front pour la Restauration de l’Unité et la Démocratie (FRUD), le Parti National Démocratique (PND), le Parti Social-Démocrate (PSD) et l’Union des Partisans de la Reforme (UPR) arrivée en tête des élections législatives de février 2023 malgré les contestations et le boycott des partis d'opposition. Parmi les 65 députés que comptent l’hémicycle, 58 sièges sont détenus par le parti au pouvoir contre 7 pour l’Union pour la Démocratie et la Justice (UDJ).
En ce qui concerne l’opposition djiboutienne, elle a souvent boycotté les différentes élections présidentielles en dénonçant l’absence d’une commission électorale nationale indépendante. Même si elle tente d’exister tant bien que mal, elle fait face à des difficultés sans précédent : exil forcé, répression, divisions ethno-claniques, absence de libertés, clonage des partis et dissolutions arbitraires.
Les rares voix réfractaires restantes sont celles de la diaspora djiboutienne que le ministre de la justice a qualifié en 2019 de « délinquants d’un nouveau genre ». Cette dernière tient une place prépondérante sur les réseaux sociaux en facilitant la diffusion des informations hostiles au pouvoir. À l'intérieur du pays, les médias sont sous le contrôle strict de la Radiodiffusion Télévision de Djibouti (RTD), l'organe de régulation national qui relaye la propagande du régime.
La révision constitutionnelle intervient donc dans un contexte où le pays se classe au 168e rang sur 180 dans le classement sur la liberté de la presse établi en 2025 par Reporters sans frontières (RSF), et où l'opposition est muselée, les médias indépendants sont inexistants et les pouvoirs exécutifs et législatifs sont entre les mains d’un seul homme.
Révisions apportées à la Constitution
Parmi d’autres modifications—telles que l’ajout d’une interdiction des mutilations génitales féminines (MGF) et de toute pratique portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité de la personne humaine, qui auraient pu être encadrées par une simple loi organique, ainsi que le nouvel article 65 soumettant les modalités d’élaboration, de vote, d’exécution et de contrôle du budget de l’État à une loi organique—figurent des changements nettement plus controversés.
1. Une présidence à vie
Ismail Omar Guelleh, au pouvoir depuis vingt-six ans et âgé de soixante-dix-huit, ne pouvait plus concourir à la présidence selon la limite d’âge de quarante ans au moins et de soixante-quinze ans au plus à la date de dépôt de candidature imposée par l’article 23 de la Constitution de 2010—une disposition qu’il avait lui-même décidé quinze ans plutôt.
Le nouvel article 23 lève cette limitation en supprimant toute limite d’âge pour les candidats à la présidentielle, ce qui a permis à Guelleh de poser sa candidature pour un sixième mandat et lui ouvre la voie pour une réélection ad vitam aeternam. Cette révision se dissimule donc une manœuvre politique personnelle : le maintien au pouvoir d’un président qui, lors d’une interview donnée à la BBC en 2022, avait répondu à un journaliste lui demandant s’il se porterait candidat en 2026 : « Non, Non, Non, 3 fois. Vous pouvez retenir ça, j’ai dépassé l’âge et je dois passer la main ».
2. Une condition discriminatoire destinée à écarter la diaspora
Le nouvel article 23 comporte une autre addition controversée, stipulant que tout candidat aux fonctions de Président de la République doit « résider de façon continue depuis cinq années au moins à la date du dépôt de sa candidature, sauf en cas de mission accomplie pour le compte de l’État ou d’une organisation internationale ».
Il est clair que l’introduction de ce paragraphe traduit la volonté du Président de verrouiller davantage le droit d’éligibilité à la présidence et de restreindre la possibilité pour toute opposition exilée de se présenter.
Il est clair que l’introduction de ce paragraphe traduit la volonté du Président de verrouiller davantage le droit d’éligibilité à la présidence et de restreindre la possibilité pour toute opposition exilée de se présenter. Ce volet discriminatoire s’apparente donc à une volonté de contrôle et de répression à caractère politique destiné sciemment aux opposants politiques, aux lanceurs d’alertes et aux militants de la diaspora.
3. Suppression de l’exigence référendaire
Étant donné que les modifications adoptées en 2025 ont été faites par le processus de révision de la Constitution—et non par l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel par référendum populaire—la révision a effectivement suivi les règles d’amendement prévues par l’ancienne Constitution. Selon son article 91, qui n’a pas été modifié, l’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République et aux députés. Toute proposition de révision doit être votée à la majorité des membres composant l’Assemblée nationale et ne devient définitive qu’après avoir été approuvé par référendum. Toutefois, la procédure référendaire peut être évitée sur décision du Président de la République, auquel cas le projet ou la proposition de révision doivent être approuvés à la majorité des deux tiers des membres composant l’Assemblée nationale.
L’ancien article 93 de la Constitution de 2010 exigeait cependant que toute Constitution soit soumise à un référendum afin d’être adoptée : « La présente Constitution sera soumise à référendum. Elle sera enregistrée et publiée, en français et en arabe au Journal Officiel de la République de Djibouti, le texte en français faisant foi ». Dans la révision de 2025, l’article 93 de la Constitution a été réécrit pour supprimer l’exigence explicite que la Constitution soit soumise à référendum pour être enregistrée et publiée ; il prévoit désormais seulement que : « La présente Constitution est enregistrée et publiée, en français et en arabe au Journal Officiel de la République de Djibouti, le texte en français faisant foi ». De même, l’article 94 a été reformulé pour indiquer que l’entrée en vigueur se fait après approbation à la majorité qualifiée des deux tiers des membres de l’Assemblée nationale plutôt qu’après référendum.
Cette modification semble donc s’inscrire dans une stratégie plus large de maîtrise politique du processus constitutionnel (...).
Parce que ces changements ont été intégrés par une révision constitutionnelle, ils n’ont pas eu d’impact immédiat sur la validité de la constitution en vigueur, mais ils modifient le cadre juridique applicable à l’adoption de futurs textes constitutionnels. Si, à l’avenir, une Constitution totalement nouvelle devait être élaborée, l’absence de la mention de soumission obligatoire à référendum dans l’article 93 pourrait donc signifier que ce mécanisme ne serait plus requis. Cette modification semble donc s’inscrire dans une stratégie plus large de maîtrise politique du processus constitutionnel, en réduisant les risques démocratiques imprévisibles liés à un référendum et en renforçant la capacité du pouvoir exécutif et de sa majorité parlementaire à piloter des changements institutionnels sensibles.
Le discours des vainqueurs
La coalition au pouvoir a défendu ces changements comme une réorganisation institutionnelle essentielle à la stabilité et à la continuité du pays situé dans une région en proie à des guerres. Elle s'est réjouie de son adoption ayant bénéficié du soutien de l’ensemble des parlementaires, ce qu’elle qualifie de consensus politique et social sans précédent. Pour le gouvernement, la révision partielle de la Constitution s’inscrit dans une logique de consolidation de l’État de droit et la modernisation des institutions.
Les réactions de l’opposition et de la société civile
Au niveau national, le Bloc pour le Salut National (BSN), une coalition qui regroupe l’Alliance Républicaine pour le Développement (ARD), le Mouvement pour le Renouveau Démocratique et le Développement (MRD), ainsi que le Mouvement pour le développement et la Liberté (MoDEL), a protesté contre ces changements et dénoncé une violation des principes démocratiques. Ils appellent à une transition démocratique pour éviter une nouvelle dérive autoritaire.
L’Entente internationale des travailleurs et des peuples (EIT), dont le parti MRD est membre, quant à elle condamne fermement cette situation inacceptable et appelle à l’ordre constitutionnel antérieur au 26 octobre et à la mise en place d’une commission électorale indépendante visant à garantir que « l’élection présidentielle de 2026 soit enfin transparente, libre et équitable ».
Il n'existe quasiment plus de société civile indépendante dans le pays et les rares voix qui s’identifient comme telles sont présentes uniquement sur les réseaux sociaux (TikTok et Facebook). Les réactions souvent attribuées à la société civile à propos de cette révision constitutionnelle sont donc celles du gouvernement. D’ailleurs, Omar Ali Ewado, président de la Ligue djiboutienne des droits humains (LDDH) a affirmé que les autorités préparent « une présidence à vie pour Ismaïl Omar Guelleh ».
De plus, il n’y eu aucune réaction officielle de la communauté internationale et des organismes régionaux. L’actuel président de la commission de l’Union Africaine, Mahamoud Ali Youssouf, est un proche de Guelleh ; il a d’ailleurs occupé le poste de ministre des Affaires étrangères de Djibouti pendant dix-neuf ans.
Un risque d’instabilité
Cette révision constitutionnelle impacte l’équilibre sociopolitique et la stabilité du pays. Djibouti est situé dans la corne de l’Afrique, une région ravagée par des guerres civiles depuis plusieurs décennies. Le pays est souvent présenté comme un havre de paix dans une zone trouble. Cette relative stabilité repose sur un jeu politique entre le régime et les différents tribus et clans du pays. Ce jeu dangereux altère la souveraineté du pays et risque de le fragmenter en clans comme la Somalie voisine.
La trajectoire politique telle qu’elle se présente aujourd’hui pourrait donc créer une instabilité si les voies d’alternance démocratique et d'inclusion politique restent fermées.
En se pérennisant au pouvoir, Président Guelleh fragilise davantage ce consensus et ouvre la voie à des soulèvements populaires. A Djibouti-ville, et partout dans le pays, le sentiment d’abandon est réel. Dans le contexte actuel où le Président tente de consolider son pouvoir, l’éventualité d’une tension interne est tangible. La trajectoire politique telle qu’elle se présente aujourd’hui pourrait donc créer une instabilité si les voies d’alternance démocratique et d'inclusion politique restent fermées.
Les intérêts des puissances étrangères présentes à Djibouti pourraient également être menacés à cours ou à long terme. De par sa position géostratégique, situé au détroit de Bab-el-Mandeb qui relie la mer Rouge au Golfe d’Aden, Djibouti occupe une position privilégiée lui conférant une place incontournable pour le commerce mondial. C’est dans ce contexte qu’entre autres la France, les États Unis, le Japon, la Chine et l’Italie possèdent une base militaire leur permettant d’intervenir en Afrique, au Moyen Orient et en Asie centrale.
La modification de la constitution pose les prémices d’une situation politique incertaine qui risque de menacer leurs intérêts à court et à long terme. L’inquiétude prédomine dans les missions diplomatiques qui suivent de près le recul démocratique. Leurs intérêts passent par la stabilité socio-politique de Djibouti. Par conséquent, ils sont pris en tenaille entre l’enclume d’un régime despotique et le marteau d’une région importante pour le commerce maritime mondial.
Conclusion
Les révisions constitutionnelles adoptées au Djibouti altèrent la structure du pouvoir et privilégient la longévité d’un régime personnalisé au détriment d’une alternance pacifique et démocratique. En ouvrant la voie à une présidence à vie pour Guelleh, elles fragilisent le tissu social et détruisent toute perspective démocratique pour l’avenir du pays. En prévision des prochaines élections présidentielles de 2026, pour lesquelles Guelleh a officialisé sa candidature, cette situation pourrait entrainer une instabilité socio-politique et en définitive, nuire les intérêts des puissances étrangères présentes dans le pays.
Roukiya Osman est docteur en Histoire à L’Université Toulouse 2 Jean Jaurès. Spécialiste des questions de sécurité et paix dans la corne de l’Afrique et ancienne chercheure du Centre d’Études et de Recherche de Djibouti, elle est l’auteure du livre Djibouti à l’édition De Boeck et a publié plusieurs articles, note d’analyses et tribunes. Elle est membre du réseau Think Tank Thinking Africa.
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Citation : Roukiya Osman, « La nouvelle constitution de Djibouti : entre longévité au pouvoir et prémices d’une instabilité socio-politique », ConstitutionNet, International IDEA, 12 décembre 2025, https://constitutionnet.org/news/voices/la-nouvelle-constitution-de-djibouti-entre-longevite-au-pouvoir-et-premices-dune-instabilite
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