La deuxième république Tunisienne et sa Constitution à l’épreuve de la réalité politique

By Nidhal Mekki, 27 January 2015
Le Premier Ministre  Essid en audience avec le President Essebsi le 23 Janvier (EPA/STR)
Le Premier Ministre Essid en audience avec le President Essebsi le 23 Janvier (EPA/STR)

Le 21 décembre 2014, la Tunisie a organisé le deuxième tour des premières élections présidentielles depuis l’entrée en vigueur de la constitution du 27 janvier 2014. Le vainqueur, M. BéjiCaied Essebsi est, ainsi, devenu le premier président de la deuxième République en Tunisie. Cette élection était très importante pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle parachève la phase transitoire en dotant le pays d’un Président de la République après que les élections législatives ont permis d’élire l’Assemblée des représentants du peuple (ci-après ARP). Ensuite, parce qu’elle a permis de porter à la tête du pays unPrésident de la République du même parti qui a gagné les élections législatives évitantdu coup l’opposition entre les deux têtes de l’exécutif qui aurait été inévitable si le concurrent de M.Essebsi (M. Moncef Marzouki, l’ancien président) avait été élu.En dépit de quelques remous et mouvements de contestations dans le sud du pays après l’annonce de la victoire de M. Essebsi, l’opération électorale, comme dans les deux rendez-vous électoraux précédents, s’est déroulée dans de bonnes conditions et tous les observateurs nationaux et internationaux s’accordent pour dire que les élections étaient, dans l’ensemble, libres et transparentes. Ces éléments permettent d’espérer un climat de stabilité qui ne manquera pas d’avoir un impact positif sur le pays.

La constitution entre ainsi en vigueur dans sa totalité et la deuxième République se met en marche. Un des premiers actes du nouveau président a été de charger M.HabibEssid de former le nouveau gouvernement afin que tous les pouvoirs constitutionnels soient installés. Durant plusieurs jours, d’intenses tractationsau sein du parti NidaaTouness ainsi qu’entre celui-ci et autres partis proches ont eu lieu sans qu’on parvienne à se mettre d’accord sur un nom. Finalement, il semble que c’est le Président de la République lui-même qui a tranché et imposé le choix de M Habib Essid.

Rappelons, d’abord, que la constitution dispose dans son article 89 que « Dans un délai d’une semaine suivant la proclamation des résultats définitifs des élections, le Président de la République charge le candidat du parti politique ou de la coalition électorale ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple de former le Gouvernement dans un délai d’un mois renouvelable une seule fois… ». En fait, le parti vainqueur des législatives n’avait pas de candidat pré-désigné pour former le gouvernement. Le président de la République, qui malgré sa démission de son parti Nidaa comme l’exige la constitution, semble garder une grande influence sur le parti a de l’avis de la plupart des commentateurs, imposé le choix de M Habib Essid comme futur chef du gouvernement même si formellement ce choix a été présenté comme étant celui du parti Nidaa. Le président de la République n’a pas caché dès son élection, qu’aucun parti ne pourra gouverner seul le pays et qu’il penche pour un chef du gouvernement indépendant (sous-entendu qui n’est pas membre de Nidaa) pour diriger le gouvernement au cours de la prochaine étape qui s’annonce difficile et  qui exige un consensus national sur de nombreux dossiers.

Dès sa désignation officielle, M Habib Essid a entamé une série de rencontres avec des représentants de divers partis politiques y compris du parti Ennahdha. Il a demandé à tous les partis désireux d’intégrer un gouvernement élargi (ou même de rester dans l’opposition) de lui faire part de leurs visions ainsi que des dossiers et décisions qu’ils considèrent comme prioritaires pour la prochaine étape.

Malgré ces gestes d’ouverture de M. Essebsi, son choix de privilégier un gouvernement élargi qui lui permettra d’être dans une position confortable de gouverner, n’est pas sans obstacles. En effet, il faudra s’entendre sur une plateforme commune pour l’action du gouvernement mais aussi sur la composition même de ce dernier. Cet aspect est particulièrement compliqué. Le parti islamiste Ennahdha, qui s’est félicité de l’idée d’un gouvernement élargi dont il ferait partie (idée qui occasionna une divergence au sein du parti Nidaa), a fait savoir qu’il n’accordera pas la confiance au gouvernement de M Habib Essid au motif que celui-ci n’est pas assez représentatif. C’est un sérieux revers pour le processus de consultations qui a déjà vu un autre partenaire gouvernemental potentiel quitter la table des négociations – Le parti AfekTouness. Par ailleurs, le front populaire, une alliance de partis de gauche, a déclaré qu’il s’oppose à la composition proposée par le chef du gouvernement désigné. Le vote de la confiance a été reporté et M Habib Essid a repris les tractations avec l’ensemble des forces politiques afin de parvenir le plus tôt possible à une composition qui aura la confiance de l’ARP.

La décision du Président de ne pas choisir des ministres parmi les élus de NidaaTouness est venue s’ajouter à sa préférence pour la participation d’Ennahdha au gouvernement pour raviver la tension au sein du parti. Certains expliquent cette préférence (qui a été abandonnée, aujourd’hui, puisque certains des élus de Nidaa font partie du gouvernement proposé par M Essid) pour les ministres non-partisans  par le fait qu’ils n’ont pas d’ancrage partisan et seront de ce fait loyaux envers le Président.

Par ailleurs, la désignation de M Essid a fait couler beaucoup d’encre. Parmi ceux qui l’ont saluéé la présidence de la République (évidemment), une partie importante des élus de Nidaa et le mouvement islamsite Ennahdha (deuxième force politique en termes de nombres de sièges à l’ARP) ainsi que le parti Afek et l’Union patriotique libre. Mais d’autres partis politiques se sont montrés très méfiants face à ce choix : le front populaire qui est une alliance de partis de gauche, ainsi que le CPR et le courant démocratique. Ces partis ont vu dans cette désignation une volonté de la part du parti Nidaa de donner la priorité à l’approche sécuritaire en allusion aux postes occupés par le chef du gouvernement désigné comme chef de cabinet du ministre de l’intérieur (du temps de Ben Ali), de ministre de l’intérieur dans le gouvernement de M Essebssi et de conseiller du chef du gouvernement sous M.HamadiJebali.

Même si le Président de la République tient à présenter M. Essid comme étant un indépendant, nombreux sont ceux qui pensent que ce dernier est un proche de l’actuel président ce qui invite à mieux se pencher sur la volonté d’ouverture politique de Nidaa. Pour les partisans de cette opinion, l’actuel président cherche par cette manœuvre à avoir la réalité du pouvoir dans le pays sans qu’il soit besoin de modifier la constitution.

Certains arguments vont contre cette façon de voir les choses: M. Essebsi a, avant même la tenue des élections législatives et présidentielles, multiplié les déclarations selon lesquelles aucun parti ne pourra gouverner seul la Tunisie même s’il n’a pas voulu (avant les élections) se prononcer sur une  possible alliance avec  le principal rival du parti Nidaa à savoir le parti islamiste Ennahdha. Effectivement, même si Nidaa a eu la majorité des sièges à l’ARP cette majorité n’est que relative (86 sur 217) : il ne peut pas former le gouvernement tout seul et une coalitiongouvernementale sans le parti islamiste sera faible et fragile. Par ailleurs, on peut penser que la stratégie de Nidaa consiste à avoir le plus de partis possible dans un gouvernement d’union nationale ce qui permettra au gouvernement d’être dans une position confortable et lui évitera les critiques des partis et la colère de la rue.

Mais, nombreux sont les arguments qui vont dans l’autre sens : à savoir qu’il y’a une volonté du Président de la République d’avoir la réalité du pouvoir dans le pays alors que la constitution ne lui reconnait que des prérogatives limitéesà savoir— et dans des conditions strictement définies- : la dissolution de l’ARP ; la désignation du Premier Ministre et la détermination de la politique générale en matière de défense, de relations étrangères et de sécurité nationale.

Ainsi, les tenants de cette opinion font valoir que BCE a choisi M. Habib Essid parce que ce denier lui est totalement acquis et ce afin d’avoir le contrôle de l’action du gouvernement. Si le groupe de Nidaa au sein de l’ARP a eu les mains libres pour choisir le chef du gouvernement, il aurait peut être penché pour une personnalité qui répondra certainement plus devant l’ARP et le groupe de Nidaa que devant le Président de la République ce qui ne peut que réduire l’influence de ce dernier.

Il ne faut pas aussi perdre de vue le profil du chef du gouvernement désigné : Sans vouloir mettre en doute la compétence de l’homme, il faut rappeler que c’est un pur technocrate et un vieux routier de l’administration : il n’a pas véritablement de programme politique propre à lui ce qui, aux yeux du PR, n’est pas un inconvénient mais plutôt, un avantage : puisque le chef du gouvernement, vu l’affinité politique et personnelle (il a été ministre de l’intérieur dans le gouvernement de M Essebsi), se bornera à entériner les choix du PR.

La loyauté (pour ne pas dire soumission) du chef du gouvernement au PR serait aggravée par la position délicate de l’ensemble du gouvernement : En effet, ce dernier, surtout s’il est un gouvernement de coalition manquera de cohésion et de solidarité effective et essuiera continuellement les critiques de l’opposition et devra faire face aux revendications  sociales.

Par ailleurs, si certains ministres proposés par Nidaa ne sont pas des élus à l’ARP (comme semble le souhaiter le Président de la République et son équipe), ils seront surtout redevables à BCE à travers le chef du gouvernement faute d’ancrage au sein du parti.

Un certain nombre de politiciens, y compris au sein de Nidaa, ont fait le constat que la possibilité que la réalité du pouvoir se déplace de la Kasbah(siège du gouvernement) à Carthage(siège de la Présidence de la République) est réelle.  Changer de régime  sans changer de constitution n’est pas de la fiction juridique : Ce phénomèneaété observé en France dès le début de la V République en France et certaines prémisses semblent indiquer que l’on se dirige vers un scénario pareil, en Tunisie, du moins durant le mandat de M.Essebsi.

En France, certains éléments ont favorisé ce glissement d’un régime essentiellementparlementaire vers un régime où le Président de la République acquiert des pouvoirs très importants, à savoir le charisme du général de Gaulle dû au rôle historique qu’il a joué à l’époque mais aussi l’introduction de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct (par une révision constitutionnelle en 1962) ce qui a doté le Président d’une légitimité au moins égale à celle de l’assemblée nationale. En ce qui concerne la Tunisie, outre le charisme de M Essebsi, la constitutionconsacre, déjà, l’élection du Président au suffrage universel direct. Face à un gouvernement né dans la tourmente, qui manquerait de réelle cohésion et dont le chef est acquis au Président, le glissement est très vraisemblable.

Il est vrai quele scénariodécrit ci-dessus, est étroitement liéà la personnalité de M Essebsi, et on peut penser que ses effets seraient limités à son mandat. Mais, il est difficile de ne pas envisager que ses successeurs à Carthage n’y trouveront pas un précédent sur lequel s’appuyer pour servir leurs propres dessins politiques.

Avec une nouvelle constitutionfaisant l’objet d’une large adhésion, avec de nouvelles institutions et un Président élus lors d’élections décrites, dans l’ensemble, commetransparentes et démocratiques, nul doute que la Tunisie a définitivement tourné la page de l’ère autoritaire. Alors que le pays entame un nouveau chapitre de son évolution politique, la démocratie tunisienne semble prête à prendre son élan. Cependant, ce nouveau chapitre n’est pas à l’abri des défis et des menaces. Les Tunisiens en tant que peuple et nation doivent rester vigilants à l’égard de ces défis afin de conserver les acquis des quatre dernières années et de les promouvoir.

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