Les partis politiques en Tunisie: levier ou frein à la transition constitutionnelle?

6 November 2013
Par Nidhal Mekki[1] C/Flickr/Fugly_sa


Les partis politiques sont le pilier de toute transition démocratique. Entre autres, Ils encadrent l’opinion publique et constituent des structures privilégiées pour le dialogue politique entre les différentes composantes de la société.

Au lendemain de la chute du régime autoritaire de Ben Ali, l’accord était presque unanime sur ce rôle dans la conduite du processus de transition. Ceci s’est reflété sur deux plans : on a assisté, dans un premier temps, à la formation de 70 nouveaux partis politiques et la légalisation de plus de 106 partis (plus de 150 à l’aube des élections  du 23octobre 2011), comptant parmi eux de nombreux partis considérés comme illégaux sous Ben Ali. Dans un deuxième temps, on s’est orienté vers le choix du scrutin de listes à la proportionnelle et aux plus forts restes comme mode de scrutin pour les premières élections démocratiques. Par opposition au mode uninominal qui était censé  favoriser le regain du tribalisme, d’accroître l’influence de l’argent en politique et de recycler des figures de l’ancien régime, le scrutin de listes était censé favoriser les partis politiques, c'est-à-dire, les programmes et les projets de société et devait, ainsi, participer à la formation d’une conscience politique et citoyenne développée.

Cependant, les prestations des partis politiques pendant les périodes les plus importantes de la transition étaient très décevantes. Les interventions de plusieurs représentants des 20 partis politiques représentés au sein de l’assemblée nationale constituante (ANC) – symbole de la transition et centre du débat constitutionnel – étaient d’un niveau, le moins qu’on puisse dire, modeste. L’ignorance des évolutions qu’a connues le droit constitutionnel contemporain, de la perméabilité entre droit international et droit interne ainsi que de la révolution des droits de l’homme ont donné lieu à des débats non seulement stériles mais, par moments, rétrogrades ainsi qu’à un gaspillage énorme de temps aussi bien en commissions qu’en séance plénière. Ce sentiment de déception provient principalement du fait que les élections ont permis l'entrée dans l'assemblée des partis les plus représentatifs de la société, ceux dont on attendait qu’ils jouent un rôle crucial dans la transition démocratique. Pourquoi, alors, les partis ont-ils échoué à accomplir convenablement ce rôle ? Comment expliquer leur modeste performance ? Quelles en sont les implications sur le processus constituant ?

Trois séries de facteurs expliquent les difficultés rencontrées par les partis politiques tunisiens dans la conduite de la transition : D’abord, les dynamiques historiques avant la chute de Ben Ali. Ensuite, les dynamiques internes des partis politiques, et enfin l’absence de familles politiques bien constituées.

Les dynamiques historiques

Le contexte politique tunisien d’avant la chute de Ben Ali était caractérisé par une faiblesse manifeste des partis (à l’exception du Rassemblement constitutionnel démocratique RCD, parti au pouvoir, dissout après la chute de Ben Ali). En effet, le régime de Ben Ali a construit un multipartisme à sa mesure en ne tolérant et légalisant que les partis qui lui étaient loyaux et fidèles. Les vrais partis d’opposition étaient obligés de travailler dans la clandestinité. Ceci explique leur mauvaise organisation, leur très faible rayonnement et les moyens dérisoires dont ils disposaient. Au lieu d’élaborer un programme politique, social et économique alternatif à celui du parti au pouvoir, ils étaient totalement absorbés par la lutte pour la survie. Cette faiblesse congénitale des partis sous la dictature aura les effets les plus néfastes après la chute du régime. Peu après les élections et  l’installation  de l’ANC, il est vite apparu que l’héritage de plusieurs décennies de dictature allait peser d’un poids très lourd sur la manière avec laquelle les différents partis politiques mèneront la transition.

Les dynamiques internes des partis politiques

Malgré l’effervescence des partis politiques suite  à la chute du régime Ben Ali, force est de reconnaître que la représentativité de la plupart d’entre eux était très limitée. Plusieurs partis n’avaient pas de véritable programme et n’ont joué aucun rôle  sauf peut-être le rôle négatif d’avoir contribué au manque de visibilité des partis importants et au sentiment général de désarroi de l’opinion publique face à un tel foisonnement de partis.

Par ailleurs, à la seule exception du parti islamiste Ennahdha qui reste très bien organisé et qui dispose de ressources financières énormes, le manque d’organisation, l’ambigüité des programmes et la faiblesse des ressources sont et restent les traits marquants de tous les partis politiques à l’aube et durant la transition ce qui explique leur faible degré d’efficacité.

Absence de familles politiques bien constituées

L’absence, surtout à l’aube de la transition, de grandes familles politiques bien constituées a contribué à l’absence de clarté et de visibilité de la scène politique tunisienne et a engendré davantage de fragmentation des partis et, par conséquent, leur affaiblissement. En effet, si le camp de l’islam politique était essentiellement constitué autour du parti Ennahdha, le camp de l’opposition était très fragmenté. L’opposition était minée par les dissensions internes Les défections et les mouvements entre partis et groupes parlementaires étaient légion au point qu’on a parlé de « tourisme partisan ». Ceci s’est traduit par une ambiance délétère au sein de l’assemblée avec une majorité qui, profitant de la division de l’opposition, voulait souvent passer au vote sur des questions de haute importance et sur lesquelles il aurait mieux valu chercher le plus large consensus possible. 

C/Flickr/Ekbes

Au cours de la deuxième transition (qui commence après les élections du 23 octobre et se poursuit encore aujourd’hui), l’opposition a tiré les leçons de ses divisions et s’est orientée vers la création d’un rassemblement des partis de l’opposition démocratique et laïque. Ainsi, « l’Union pour la Tunisie » rassemble, notamment, les partis de Nidaa Tounes (principal parti d’opposition), du parti républicain et le parti Al Massar. L’Union pour la Tunisie coordonne son action et ses positions avec le large éventail de partis constituant le front populaire (formé essentiellement de partis de gauche et de partis panarabes). Cette bipolarisation a permis, sans doute, l’éclosion d’un deuxième bloc politique majeur (à côté de celui islamiste) ce qui était censé faciliter le dialogue entre les deux camps puisque les positions seraient mieux coordonnées et les interlocuteurs autorisés bien déterminés.

Paradoxalement, ce clivage a exacerbé la bipolarisation idéologique entre islamistes et laïcs dont les désaccords n’est plus essentiellement d’ordre politique et économique mais identitaire et culturelle. Ainsi, l'opinion publique est partagée entre deux projets de sociétés. Le premier vise à islamiser la société et à asseoir les bases d'un Etat théologique au nom de l'identité arabo-musulmane de la Tunisie, et l'autre moderniste et qui préconise un Etat civil qui protège et promeut les libertés individuelles et les droits des femmes qui sont considérés par certains comme la véritable constitution sociale de la Tunisie.

Conséquences sur le processus constituant

La faiblesse caractérisée de la plupart des partis politiques tunisiens et leur inefficacité se sont, de toutes évidences, répercutées sur le processus constituant. Rares sont les projets de constitution qui ont été présentés par les partis en vue d’exposer leurs choix et de constituer un point de départ pour les négociations.

L’amateurisme et l’improvisation expliquent que le niveau et la qualité des interventions de certains membres de l’ANC sur les questions constitutionnelles les plus classiques soient décevantes voire choquantes.

Par ailleurs, la volonté de certains partis d’instrumentaliser la constitution au profit d’intérêts partisans et parfois personnels a constitué une des plus importantes causes de blocage. L’acharnement de certains partis à opter pour le suffrage direct pour l’élection du Président de la République et à le doter de prérogatives importantes s’explique, dans une large mesure, par le fait que chacun des leaders de ces partis convoite la magistrature suprême. Ainsi, à maintes reprises,  le processus constituant s’est trouvé pris en otage par les égos personnels de certains leaders politiques.

Cependant, le principal reproche qu’on peut adresser aux partis politiques représentés à l’ANC c’est d’avoir transféré et introduit la tension qui régnait sur la scène politique de manière générale dans le processus de rédaction de la constitution. Cette dernière qui devait être un nouveau contrat social et politique basé sur ce qui rassemble les Tunisiens s’est trouvée aux prises avec les aléas politiques du moment.

Le démarrage du dialogue national et le retour à l’ANC des députés qui s’étaient retirés est, certes, un développement positif qui devrait permettre de mener à terme le processus constituant. Cependant, les difficultés que connait le dialogue national en ce qui concerne le choix du chef du gouvernement font craindre l’avortement du dialogue et font douter de la sincérité du gouvernement actuel à le faire aboutir.  La longue série de manœuvres dilatoires dont il a usé depuis trois mois pour gagner du temps et retarder sa démission, alors que le pays était gangrené par le terrorisme et plongeait dans une crise économique sans précédent, doit, constamment, nous le rappeler.

Les partis politiques, toutes tendances confondues, doivent être conscients de l’ampleur des dangers politiques, économiques et sécuritaires qui guettent la Tunisie. S’accrocher à des positions rigides et partisanes aux dépens de l’intérêt national ne fera que discréditer toute la classe politique aux yeux d’une opinion publique lasse et désemparée, ce qui sera fatal à la transition démocratique.

[1]Chercheur en droit international et droit constitutionnel. Enseignant à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

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