Tunisie : Les libertés à l’épreuve du défi sécuritaire

By Nidhal Mekki, 1 September 2014
Photo//Fethi Belaid
Photo//Fethi Belaid

En dépit des obstacles qui ont jalonné le processus constituant tunisien, la constitution adoptée le 26 janvier 2014 est une avancée significative notamment en matière de droits de l’homme. En plus d’une liste importante de droits et libertés reconnus, la constitution détermine avec précision les limitations que ces droits pourraient subir ainsi que les conditions strictes à ces limitations. Elle institue, également, une cour constitutionnelle qui sera chargée de veiller à la constitutionnalité des lois afin de prévenir les atteintes par voie législative aux droits constitutionnels. Il faut dire que la hantise des violations généralisées et systématiques des droits de l’homme sous la dictature était présente dans les esprits des constituants. Il n’était pas question de permettre la reproduction de telles dérives sous quelque prétexte que ce soit.

Mais les deux années du gouvernement de la troïka, caractérisées par une complaisance à l’égard des courants et groupes terroristes ont permis à ces derniers de se développer et de s’implanter notamment dans les régions intérieures du pays. Outre l’assassinat de deux opposants politiques, les terroristes ont perpétré de nombreuses et meurtrières attaques contre l’armée et les forces de l’ordre. Le 16 juillet 2014, 14 soldats sont tués dans une attaque terroriste et plusieurs autres blessés. C’est la plus lourde perte pour l’armée nationale depuis l’indépendance du pays en 1956. Le gouvernement de Mehdi Jomaâ déclare la guerre au terrorisme.

Une cellule de crise est constituée et qui comprend outre le chef du gouvernement les ministres de la justice, de la défense, de l’intérieur et des affaires religieuses. Sous la pression de l’opinion publique, la cellule de crise prend un ensemble de mesures afin de lutter contre le terrorisme et de l’éradiquer. Ainsi, des radios et des télévisions qui n’avaient pas d’autorisations pour émettre ou qui faisaient l’apologie du terrorisme ont été fermées ainsi que des mosquées dont la construction n’a pas été autorisée par l’Etat ou qui sont devenues des repaires pour les terroristes. Par ailleurs, des dizaines d’associations qui ont des liens ou qui financent les groupes terroristes ont déjà été interdites et font actuellement l’objet d’investigations. Des pages sur les réseaux sociaux ont été fermées et au moins un administrateur d’une page qui fournissait des informations sur les mouvements des forces de l’ordre et de l’armée aux terroristes a été arrêté.

Il y’a lieu de mentionner également le projet de loi anti-terroriste qui est actuellement débattu en séance plénière à l’assemblée nationale constituante. Ce projet comporte des mesures strictes qui visent à prévenir et sanctionner les actes terroristes.

Cette série de mesures a été accueillie favorablement par une partie importante de la population qui y voit le seul moyen de combattre le terrorisme. Mais d’autres voix se sont élevées pour attirer l’attention sur les risques que comporterait une « carte blanche » au gouvernement dans la lutte contre le terrorisme. Selon les tenants de cette position, il y’a un risque que le gouvernement, sous le prétexte de combattre le terrorisme et en profitant du soutien populaire à son action commette des excès et pose des limites injustifiées aux libertés fondamentales des citoyens. Ce risque est d’autant plus grand que la demande des citoyens et leur besoin en matière de sécurité relègueront les droits de l’homme au second plan et passeront sous silence certaines violations des libertés.

Conscientes de l’existence de ce risque, des associations et des ONG nationales et internationales de droits de l’homme ont insisté sur la nécessité de garder un équilibre entre deux impératifs tout aussi importants l’un que l’autre : assurer la sécurité et respecter les droits de l’homme. Tout est question d’équilibre : La lutte contre le terrorisme tout en étant légitime et nécessaire, ne doit pas justifier la remise en question des libertés fondamentales des citoyens.

Toutefois, il n’est pas aisé de réaliser cet équilibre entre sécurité et liberté. En effet, les mesures prises par le gouvernement ont toutes une incidence directe sur un certain nombre de droits reconnus par la constitution.

Ainsi, il a été reproché au gouvernement d’avoir agi hâtivement en ce qui concerne la fermeture de certaines radios et chaines de télévision (droit à l’information et d’accès à l’information garanti par l’article 32 §1er de la constitution) sans avoir consulté la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) qui est chargée de surveiller le secteur de l’audiovisuel conformément aux termes du décret 2011-116 du 2 novembre 2011 portant création de la HAICA. Même si sur un plan politique la décision du gouvernement fait l’unanimité parce que les radios et télévisions concernées ont commis des dépassements, sur le plan juridique l’action du gouvernement a été critiquée. En effet, la HAICA  a affirmé que le gouvernement a outrepassé ses pouvoirs en agissant de la sorte sans l’avoir consulté au préalable comme l’exige le décret 116. En contestant la manière d’agir du gouvernement, la HAICA a entendu adresser un signal fort à celui-ci signifiant que même dans la lutte contre la terreur le droit doit être respecté.

L’interdiction de certaines associations met en question la liberté d’association garantie par la constitution (article 35) tant que l’engagement de l’association dans des activités terroristes ou attentatoires à la sécurité du pays n’a pas été établi. Dans ce domaine, le gouvernement doit agir avec beaucoup de prudence pour éviter des dépassements au nom de la lutte contre le terrorisme. Le ministère de l’intérieur n’a, d’ailleurs, pas tardé à préciser que l’interdiction de certaines associations a été à titre provisoire et préventif.

Le parti islamiste Ennahdha a reproché au gouvernement sa décision de fermer les mosquées non contrôlées par l’Etat pour atteinte à la liberté d’exercice des cultes (article 6 de la constitution). Le gouvernement a assuré que cette fermeture est provisoire et vise à permettre aux autorités d’en reprendre le contrôle et de veiller à ce que le discours religieux y soit modéré et ne véhiculant aucune violence. Effectivement, certaines des mosquées fermées ont été réouvertes dès que ces conditions ont été réalisées.

Cependant, une des décisions les plus polémiques de la cellule de crise a été celle de poursuivre toute personne qui remet en cause les institutions militaires ou sécuritaires du pays. Qu’est ce qui constitue, en effet, une remise en question ? Quelle est la ligne rouge à ne pas dépasser en traitant de ces deux institutions ? Il est clair que la décision du gouvernement est formulée dans des termes assez vagues ce qui pourrait donner lieux à des abus et porter atteinte à la liberté d’expression (article 31 de la constitution) et au droit des citoyens à l’information. Le syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) n’a pas manqué de le relever en avançant l’exemple d’un journaliste qui traiterait dans un article d’une affaire de corruption au sein de l’une ou de l’autre de ces institutions ou qui émettrait des critiques à leur égards. Serait-il considéré comme ayant remis en cause l’institution militaire ou sécuritaire ? Pour le syndicat, l’intervention du gouvernement ne ferait que remettre en question la liberté de la presse. Il propose pour parer aux méfaits de l’immixtion gouvernementale mais aussi aux dérapages des journalistes de respecter et de promouvoir l’autorégulation du secteur à travers une charte élaborée par les médias et qui bannirait l’apologie du terrorisme.

Même son de cloche chez certaines associations et même ONG internationales. Ainsi, l’ONG « Article 19 » qui défend la liberté d’expression et le droit à l’information a estimé, que le retrait de pages accusées de soutien ou de connivence avec des groupes terroristes sur internet ne doit avoir lieu que sur décision judiciaire et rappelle la nécessité du respect des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme.

La Tunisie est, aujourd’hui, en guerre contre le terrorisme qui menace la paix civile et l’existence même de l’Etat. C’est une réalité qui impose des restrictions à l’exercice de certains droits. La constitution elle-même prévoit ces restrictions et les garanties qui doivent les entourer afin de préserver les droits et libertés des citoyens. En effet, entre autres garanties, « ces restrictions ne peuvent être décidées qu’en cas de nécessité exigée par un Etat civil et démocratique et dans l’objectif de protéger les droits d’autrui, la sécurité publique, la défense nationale… » (article 49 de la constitution).La classe politique, la société civile et l’ensemble des citoyens doivent faire pression sur le gouvernement afin qu’il maintienne toujours l’équilibre entre l’urgence de lutter contre le terrorisme et la nécessité de respecter les droits et libertés des citoyens.

Les Tunisiens ne doivent pas avoir la mémoire courte et oublier, dans ce climat de peur et de panique crée par la menace terroriste, que le régime dictatorial de Ben Ali a utilisé le prétexte sécuritaire pour réduire à néant leurs libertés fondamentales. A un certain moment de leur histoire, les Tunisiens ont troqué leur liberté contre la sécurité mais ils n’ont eu ni l’une ni l’autre. Les Tunisiens doivent rester vigilants et défendre leurs droits contre les terroristes mais aussi garder un œil sur leur gouvernement. Lui donner une carte blanche sans contrôle ouvrirait la voie à tous les abus et à un retour sournois de la dictature. N’oublions jamais que la pire des tyrannies est celle où le peuple renonce volontairement à sa liberté.

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