La loi électorale en Tunisie; ou des derniers masques qui tombent

By Nidhal Mekki [1], 25 May 2014
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Le 1er mai 2014 fut une journée décisive pour le processus de transition démocratique  en Tunisie. En effet, en ce jour-là, la loi électorale a été adoptée à une majorité confortable (132 voix pour, 11contre et 9 abstentions). Avec l’adoption de cette loi, la voie est, désormais, ouverte pour l’organisation des prochaines élections législatives et présidentielles qui doteront le pays d’institutions permanentes. Elle est d’autant plus importante qu’elle a tranché un long débat qui a envenimé l’atmosphère politique dans le pays à savoir l’exclusion des symboles de l’ancien régime. Cette loi a, aussi, tristement brillé par le fait qu’elle s’est contentée de reconduire la seule alternance verticale au niveau des listes électorales alors que la constitution fixe un objectif plus élevé: œuvrer à la réalisation de la parité dans les assemblées élues! On sait très bien d’après les résultats des élections de 2011 que l’alternance verticale est loin de réaliser la parité au sein de l’assemblée.

Il n’en demeure pas moins que l’adoption de la loi électorale montre que l’application de la constitution du 27 janvier 2014 a bel et bien commencé et que le processus de transition suit son cours. Ceci est d’autant plus vrai qu’elle vient juste après l’adoption de la loi organique n°14-2014 du 18 avril 2014 relative à l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois. La création de cette instance provisoire était une priorité parce qu’il lui reviendra de se prononcer sur la conformité à la nouvelle constitution de tous les projets de lois adoptés par l’assemblée nationale constituante et l’assemblée des représentants du peuple (qui sera formée après les prochaines élections législatives) et ce jusqu’à la mise en place de la cour constitutionnelle qui devra avoir lieu au plus tard une année après les élections législatives.

Ceci dit, l’adoption de ces deux textes majeurs ne s’est pas faite sans des remous voire, dans le cas de la loi électorale, de vifs débats qui, par moments, ont été sur le point de compromettre le processus transitionnel tout entier et emmener le pays vers l’inconnu. Preuve que dans le pays, et outre les forces de l’ancien régime, des forces conservatrices entendent défendre des conceptions anachroniques contraires aux idéaux de démocratie, de liberté et d’égalité. Les tensions étaient, particulièrement, très vives concernant l’article relatif à l’exclusion des symboles de l’ancien régime et, grande surprise, autour de l’article relatif à la parité dans les listes électorales.

Ce n’est pas un hasard si ces deux points ont concentré autour d’eux toute la tension de la discussion du projet de loi électorale. Les raisons sont évidentes. En effet, le point relatif à l’exclusion politique déterminera si les représentants de l’ancien régime auront droit à se présenter et à affronter le verdict du peuple dans les élections. La possibilité de leur retour aux commandes fait craindre chez certains un retour à la dictature. Par ailleurs, le point relatif à la parité a permis de mettre à nu l’hypocrisie d’une grande partie de la classe politique tunisienne qui n’a cessé de tenir de beaux discours sur l’égalité femmes/hommes mais qui, lorsqu’il s’est agi de concrétisation,  n’a ouvert qu’une petite brèche pour une participation égale des femmes à la vie politique et publique. Voyons en détails ces deux points.

Depuis le départ, deux positions se sont affrontées relativement à l’exclusion politique: la première défendant l’idée d’interdire aux symboles de l’ancien régime de se présenter aux élections au motif que ces personnes qui ont soutenu la dictature doivent être empêchées de retourner sur la scène politique et doivent rendre compte de leurs exactions. La deuxième position est plus nuancée puisqu’elle rejette le principe de l’exclusion politique, et à plus forte raison, dans le cadre de la loi électorale qui doit consacrer le droit d’élire et de se faire élire afin d’être conforme à la constitution et aux engagements internationaux de la Tunisie. Pour les tenants de cette position, c’est dans le cadre de la loi sur la justice transitionnelle que les responsables des crimes et dépassements du passé doivent être identifiés et jugés. Autrement dit, il n’y a pas lieu à une punition collective et c’est à la justice, cas par cas, de déterminer les responsabilités et de prononcer des peines.

Dès la discussion en commission, ces deux positions s’étaient affrontées. Il va de soi que pour les partisans  de l’exclusion ce n’était pas, seulement, une question de « principe ». Les enjeux politiques étaient évidents : Après deux ans de pouvoir, les partis de la troïka (Ennahdha, le CPR et Ettakattol) étaient très bas dans les sondages alors que d’autres partis comprenant des éléments de l’ancien régime ou soutenus par ces derniers figuraient, plutôt, en bonne position. De ce fait,  faire passer l’article sur l’exclusion politique était un moyen d’exclure ces partis et ces personnalités rivales de la course et de s’imposer comme unique  choix. Une partie importante des députés d’Ennahdha ainsi que le CPR, Ettakattol et le mouvement Wafa soutenaient l’exclusion et la défendaient bec et ongles. Pour les trois dernières formations, qui se sont effritées durant les trois dernières années, c’était une question de survie d’où leur combat acharné.

Une autre partie d’Ennahdha était, cependant, opposée à l’exclusion non pas tant par conviction mais plutôt  par résignation. Le poids non négligeable des forces visées par l’exclusion, l’avis en général défavorable des organisations de droits de l’homme et des composantes de la société civile à l’égard de l’exclusion et surtout la crainte de paraitre au yeux de l’opinion publique comme cherchant à éliminer un adversaire gênant sont les raisons qui expliquent le rejet par cette partie d’Ennahdha de l’article 167.

Le rejet en plénièrede l’article 167 (malgré six amendements proposés à sa formulation) vient donc clore une longue série de tentatives de la part d’une faction d’Ennahdha et ses alliés  d’exclure en masse les personnes ayant servi de différentes manières l’ancien régime (d’abord, ils ont proposé un projet de loi dite d’ « immunisation de la révolution » avant de vouloir insérer ce même projet dans celui sur la justice transitionnelle. Ces deux tentatives ont échoué.

On ne peut que s’en féliciter. L’exclusion de milliers de personnes sans l’intervention d’un juge ainsi que le caractère général et collectif de la punition n’auraient d’aucune façon contribué à l’effort de réconciliation nationale ni à la consolidation du processus de transition. On peut dire qu’à la fin c’est la raison qui a eu le dessus sur l’irresponsabilité de certains partis qui n’avaient rien à perdre et qui voulaient se maintenir au risque de déstabiliser le pays.

Le deuxième point qui a été à l’origine d’un débat tumultueux au sein de l’ANC est celui relatif à la parité dans les listes électorales.

Il est vrai qu’on s’attendait  à ce qu’il y’ait des différends là-dessus mais certainement pas à la confusion générale qui a régné à l’occasion du vote de cet article. La stupéfaction et la déception face au niveau médiocre du débat et au cafouillage sur la question de la parité viennent surtout de ce qu’on a la mémoire courte. En effet, lors de l’adoption de la constitution et surtout de ses articles 34 ( § 2) et 46 (§3) on a senti quelques tiraillements à l’endroit de la représentativité des femmes dans les assemblées élues et surtout à l’égard de la parité. Ces deux dispositions n’ont pas été adoptées aisément. Mais dans l’euphorie générale de l’adoption de la constitution, on a oublié les voix qui étaient, il est vrai, discrètes à l’époque et qui n’étaient pas du tout en faveur de la parité.

Par la suite, et dès le début de la discussion du projet de la loi électorale en commission, certaines divergences sont apparues entre ceux qui étaient pour l’alternance verticale entre femmes et hommes dans les listes électorales (ce qui signifiait reconduire le choix fait lors des élections de 2011) et ceux qui étaient pour l’alternance verticale et horizontale à la fois (l’alternance horizontale imposait aux partis de présenter des têtes de listes alternées entre femmes et hommes dans les différentes circonscriptions où ils se présentaient). Il va de soi que seule la combinaison des deux alternances (verticale et horizontale, permettait de s’approcher de la parité qui est un objectif constitutionnel proclamé par le § 3 de l’article 46 de la constitution : « l’Etat œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les assemblées élues ».

Les partis qui étaient opposés à l’alternance horizontale (en général les petits partis, mais même le parti Ennahdha était divisé sur la question avec des membres ouvertement opposés à la parité) ont justifié leur position par des considérations de mise en application d’un tel en choix dans la pratique : à savoir le fait qu’ils ne comptent pas dans leur rangs un nombre suffisant de femmes pour être têtes de listes. Argument fallacieux parce qu’on ne voit pas pourquoi le parti qui aura suffisamment de femmes pour l’alternance verticale n’en aura pas suffisamment pour l’alternance horizontale à moins que ces partis là jugent que les femmes ne sont pas dignes d’être des têtes de listes électorales. Ce qui va à l’encontre de tous les beaux discours tenus par l’ensemble des partis politiques représentés à l’ANC.

Les positions des différents protagonistes étant rigides, une proposition a été faite de réserver un quota de têtes de listes aux femmes au lieu de la parité dans au moins le tiers des listes présentées avec l’invalidation de la liste en cas de non-respect de cette exigence. Mais même cette proposition a été rejetée. Il y’a lieu de noter que les femmes toutes tendances politiques confondues ont défendu la parité. Par contre, des membres du parti Ennahdha mais aussi du CPR et du mouvement Wafa se sont farouchement opposés aussi bien à la parité qu’au quota réservé aux femmes comme têtes de listes. Les derniers moments du vote du projet de loi électorale ont vu le déchaînement féroce de la misogynie de certains députés et du silence complice de biens d’autres. Les derniers masques sont tombés pour laisser apparaitre, au grand jour, un visage hideux d’une classe politique irresponsable et rétrograde.

La loi électorale  a été l’occasion de voir que jusqu’au dernier moment certains politiciens, même s’ils ont échoué,  étaient prêts à risquer la stabilité du pays en défendant l’exclusion politique qui aurait compromis toute réconciliation nationale. Elle a été l’occasion aussi de voir combien les réflexes surannés dela société masculine imprégnaient notre classe politique. Comment ces personnes qui viennent de trahir l’esprit de la constitution qu’ils avaient votée il y’a seulement quelques mois pour des intérêts partisans et personnels pourront-ils donner l’exemple aux masses pour la construction d’une République démocratique et progressiste ?

[1]Chercheur en droit international et droit constitutionnel. Enseignant à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

Disclaimer: The views expressed in Voices from the Field contributions are the author's own and do not necessarily reflect International IDEA’s positions.

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