Constitution tunisienne: La laborieuse construction des consensus entre islamistes et démocrates

By Sélim BEN ABDESSELEM, 24 March 2014
C/Flickr/Michaeluttersp
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L’impossible s’est-il produit avec le vote de la constitution de la Deuxième République Tunisienne, le 26 janvier 2014, à 200 voix sur 217[1], soit largement plus que la majorité des deux-tiers requise pour son adoption dès sa première lecture[2] ? En effet, même les analystes les plus optimistes n’auraient sans doute jamais misé sur un score aussi élevé, au vu des positions de départ quasi-inconciliables sur de nombreux points-clé entre le groupe dominant des islamistes d’Ennahdha[3] et l’opposition Démocrate[4].

Crises successives et recherche du consensus

De prime abord, ce résultat donnerait l’image d’une constitution très consensuelle. Mais les deux ans de travail de l’Assemblée nationale constituante (ANC) élue le 23 octobre 2011 montrent combien ce chemin a été laborieux, alternant phases de dialogue et de tension, dont le point culminant a été le retrait de l’ANC durant plus de trois mois des élus de l’opposition Démocrate après l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013[5]. Le Président de l’ANC, M. Mustapha Ben Jâafar, a alors décidé unilatéralement de suspendre l’activité de l’ANC en conditionnant la reprise des travaux au retour de l’opposition, malgré le désaccord de ses alliés de la troïka gouvernementale, Ennahdha et CPR. Paradoxalement, tel a sans doute été le vrai point de départ du dialogue entre majorité et opposition qui ne s’est amorcé qu’après le retour de cette dernière, ouvrant la voie à des consensus introuvables, l’objectif ayant été d’assurer l’adoption de la constitution à la majorité des deux-tiers dès la première lecture. En effet, le premier projet de constitution publié le 1er juin 2013[6], avait été violemment dénoncé par l’opposition qui y voyait un passage en force d’Ennahdha et de ses alliés. Or, sans les voix de l’opposition, l’atteinte de la majorité des deux-tiers apparaissait assez hors de portée, ouvrant la voie à un référendum au résultat incertain.

La création d’un cadre de dialogue susceptible de dégager des consensus sur l’ensemble des points les plus litigieux était donc apparu indispensable pour obtenir le soutien d’une opposition accusant Ennahdha d’avoir exploité la majorité dont elle disposait au sein de la commission de coordination et de rédaction de la constitution[7] pour modifier plusieurs points-clé issus des travaux des six commissions constituantes[8] et imposer ses propres vues. Ces griefs portaient notamment sur le préambule où la place de l’islam dans l’ordre institutionnel n’écartait pas la possibilité de dérive vers un Etat théocratique, sur les droits et libertés où étaient notamment apportées des limitations très strictes à la liberté d’expression et au droit de grève, sur l’équilibre entre les pouvoirs qui instituait un régime strictement parlementaire avec un président de la République quasiment privé de tout pouvoir, sur la justice dont l’indépendance ne semblait pas garantie. Ennahdha répondait qu’elle avait au contraire intégré dans ce projet plusieurs points réclamés par l’opposition sur lesquels un accord avait été trouvé entre plusieurs partis politiques de la troïka et de l’opposition dans le cadre d’un dialogue national organisé sous l’égide de la présidence de la République[9], comme la liberté de conscience pourtant rejetée lors des débats en commission[10].

Constat d’exigence du consensus

Cette crise du 1er juin a donc débouché sur la création d’une commission des consensus[11] dont la méthodologie a consisté à identifier l’ensemble des points de litige, enregistrer les propositions des représentants des différents courants et engager la négociation. Ce cadre attestera rapidement de son efficacité avant la suspension des travaux à partir du 25 juillet 2013 et son existence sera formalisée après le retour des députés de l’opposition[12].

Le point le plus conflictuel aura sans aucun doute été celui de la place de la religion dans l’ordre institutionnel pour lequel Ennahdha avait défendu, avant de d’y renoncer, la mention de la « charia », la loi islamique, comme source principale de loi, ce que refusait radicalement l’opposition Démocrate mais aussi ses deux alliés de la troïka. Un consensus semblait finalement avoir été trouvé dans le cadre de pourparlers entre les différents partis hors de tout cadre formel de dialogue, avec le maintien de l’article 1er de l’ancienne constitution qui disposait que : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe, son régime la république ». Et pourtant, dans le projet de constitution du 1er juin 2013, figurait la mention de « l’islam en tant que religion de l’Etat » dans un article 141 relatif aux points non révisables de la constitution ! Présenté comme un casus belli par l’opposition, ce point sera rapidement supprimé en commission des consensus.

Cadres parallèles d’élaboration des consensus

Mais avec le retrait de l’opposition de l’ANC après l’assassinat du député Mohamed Brahmi, un autre cadre de négociation hors de l’ANC en vue de trouver une sortie de crise était apparu indispensable, d’où l’idée d’un dialogue national entre les partis politiques sous la houlette de quatre organisations disposant d’une réelle légitimité historique[13]. Ce nouveau cadre, accepté par la grande majorité des partis politiques les plus représentatifs[14], était toutefois rejeté par d’autres refusant toute reconnaissance de légitimité à un cadre autre que l’ANC[15].

Et si c’est dans le cadre de la commission des consensus de l’ANC qu’ont été formellement obtenus les derniers accords, le dialogue national a permis de dénouer les crises les plus graves telle que celle ayant résulté d’une révision du règlement intérieur où Ennahdha, avec l’appui d’une majorité de circonstance, avait tenté de priver le président de l’ANC de tout pouvoir au profit de la majorité parlementaire[16]

Mais, l’histoire retiendra que la commission des consensus est demeurée très active jusqu’au « sprint final » pour dénouer plusieurs crises. L’une des plus marquantes concernait la question très conflictuelle de l’indépendance de la justice à travers l’autorité de désignation des hauts magistrats qu’Ennahdha souhaitait maintenir entre les mains du ministre de la justice, alors que l’opposition défendait, avec le soutien des organisations de magistrats, le transfert de cette compétence au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) majoritairement composé de juges. Deux jours de négociation et de suspension des votes seront nécessaires pour aboutir à un accord actant la nomination des hauts magistrats par décret présidentiel sur proposition exclusive du CSM et consultation du chef du gouvernement. Cette formule, tout en donnant satisfaction à l’opposition, sauvegardait les apparences pour Ennahdha.

Un autre exemple de crise surmontée par la négociation a porté sur la formulation finale de l’article 6 de la constitution[17] où, à la suite de propos d’un député Ennahdha traitant un élu de l’opposition d’ennemi de l’islam, a été ajouté un alinéa visant à interdire le « takfir », équivalent de l’excommunication en islam[18]. Mis au pied du mur en un premier temps et contraints d’accepter cet ajout, les élus Ennahdha se sont rebellés en séance, imposant un retour à la négociation. Exploitant ce rapport de force, Ennahdha conditionnait désormais son accord à un renforcement de la protection du sacré. Au bout de deux jours de négociation, un accord finira par être trouvé.

Au final, une question peut être posée : pourquoi Ennahdha qui disposait largement des moyens de trouver une majorité absolue de députés sur son projet de constitution en vue de le soumettre au référendum et pouvait même rechercher une majorité des deux-tiers en s’appuyant sur des indépendants plus conciliants que l’opposition démocrate, lui a-t-elle autant concédé ? Est-ce son souci de signer son départ programmé du gouvernement sur une note favorable qui l’a autant poussée à céder sur ses positions en faveur d’un consensus avec l’opposition ? Possible. Mais cette même opposition, consciente de sa faiblesse numérique en séance plénière où elle n’avait que peu de chance d’imposer ses vues, a aussi vu son intérêt à jouer la carte de la négociation, quitte à ce que les reculs d’Ennahdha obtenus dans un cadre confidentiel ne soient présentés que comme des consensus sans vainqueur ni vaincu...

Tout ceci fait que l’exemple tunisien mérite sans doute d’être regardé avec intérêt, sachant que ce résultat doit beaucoup à l’apaisement des tensions entre islamistes et démocrates et au fait que l’Etat, même affaibli, ait pu faire face à la menace terroriste grâce à une coopération renforcée avec le puissant voisin et allié qu’est l’Algérie. Autant de conditions qui font malheureusement défaut dans des pays en phase post-révolutionnaire comme la Lybie ou le Yémen en proie à une quasi-disparition de l’Etat ou à son grand affaiblissement, scénarii que la Tunisie a pu éviter et qui auraient sans doute été de nature à compromettre l’adoption de sa constitution avec la valeur ajoutée qui est la sienne aujourd’hui. Autant d’éléments qui conduiraient à parler de cette « exception tunisienne » comme celle qui a su commencer par construire des fondations solides à son édifice démocratique toujours en cours de finition ?

Sélim BEN ABDESSELEM est un  député à l’Assemblée nationale constituante de la République Tunisie, Elu de la circonscription France-Nord (représentant des Tunisiens de France) Membre du Groupe Démocrate et du parti Nida Tounès (opposition)

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[1] Il n’y a eu que 216 votants au lieu de 217 en raison du décès d’un élu la veille du vote, 12 votes contre et 4 abstentions.

[2] Ce seuil des deux-tiers était fixé par la première loi votée par l’ANC relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics (dite « loi OPPP ») qui prévoyait la possibilité d’une deuxième lecture s’il n’était pas atteint dès la première et le recours au référendum si ce seuil n’était toujours pas atteint en deuxième lecture.

[3] Le groupe Ennahdha disposait de 89 sièges et n’a accusé que la défection de quelques élus peu avant le vote de la constitution, contrairement à ses deux partenaires de la troïka gouvernementale, le CPR et Ettakatol, qui disposaient respectivement au départ de 29 et de 20 élus, et en ont rapidement perdu près de la moitié.

[4] Les élus identifiés à l’opposition Démocrate, qui se sont retirés de l’ANC après l’assassinat du député d’opposition Mohamed Brahmi, sont au nombre d’une soixantaine avec principalement le groupe Démocrate qui comptait 35 élus, ainsi qu’une trentaine d’élus non rattachés à un groupe ou dissidents de partis de la troïka. Pour le reste, en dehors des élus identifiés aux partis de la troïka ou à l’opposition Démocrate, une cinquantaine d’élus pouvaient se rattacher à divers courants islamo-populistes ou inclassables.

[5] Mohamed Brahmi, militant historique du courant nationaliste arabe nassérien, a été assassiné devant son domicile le jour de la fête de la République, l’acte ayant été attribué à des groupes islamistes radicaux.

[6] Date doublement symbolique marquant le retour de Bourguiba en Tunisie en 1955 et l’adoption de la constitution de 1959.

[7] Cette commission était présidée par le Président de l’ANC et composée du rapporteur général de la constitution, des deux rapporteurs adjoints et des présidents et rapporteurs des commissions constituantes. Elle avait été instaurée par le règlement intérieur de l’ANC en vue de coordonner les travaux des commissions constituantes afin d’éviter les incohérences et les répétitions et de rédiger le projet de constitution à présenter en séance plénière. Elle comptait 7 élus Ennahdha (dont le rapporteur général de la constitution), 3 Ettakatol (dont le Président de l’ANC), 1 CPR, 3 Wafa (dissidence du CPR, dont les deux rapporteurs adjoints de la constitution) et seulement 2 élus de l’opposition Démocrate : l’équilibre des forces présentes à l’ANC était donc loin d’y être respecté. Elle sera remplacée au mois de décembre 2013, après la fin du boycott de l’ANC par l’opposition, par une commission des consensus qui avait commencé à travaillé avant leur retrait et dont le rôle sera ainsi formalisé. Elle poursuivra ses travaux jusqu’à l’adoption de la constitution.

[8] Le règlement intérieur de l’ANC avait institué six commissions constituantes : 1/ Préambule, principes essentiels et révision de la constitution ; 2/ Droits et libertés ; 3/ Pouvoirs législatif et exécutif ; 4/ Justice judiciaire, administrative, financière et constitutionnelle ; 5/ Instances constitutionnelles ; 6/ Collectivités locales.

[9] Tous les partis de l’opposition n’avaient pas répondu à cette invitation et ne s’estimaient pas liés par les résultats de ces négociations.

[10] Les islamistes avant d’accepter d’intégrer la liberté de conscience dans la constitution l’avaient rejetée car y voyant le moyen de reconnaître le droit de changer de religion.

[11] Cette commission a été créée sur décision des présidents de groupes et du président de l'ANC en réponse à une demande de l'opposition qui avait annoncé qu'elle ne voterait pas une constitution non-consensuelle.

[12] Durant la période de retrait de l'opposition, les élus demeurés à l’ANC ont créé un "Front de la légalité" visant à défendre le maintien de l’ANC dont une partie des élus retirés demandaient la dissolution et ont continué de réunir la commission des consensus, malgré l’absence de l'opposition et le fait que cette commission n’ait eu de sens qu’en sa présence. C’est alors qu’a été annoncée à l’opinion l’acceptation par la plupart des composantes de ce « Front de la légalité » de plusieurs demandes de l’opposition, Ennahdha renonçant notamment à la mention de l’islam comme « religion de l’Etat » afin de favoriser le retour de l’opposition.

[13] L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), principal syndicat de travailleurs, l’Union tunisienne pour l’industrie, le commerce et l’artisanat (UTICA), principale organisation patronale, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme, l’Ordre des avocats de Tunisie.

[14] Les blocs les plus représentatifs dans l’opinion d’après les sondages étaient devenus Ennahdha, Nida Tounès et la coalition du Front populaire, tous trois ayant reconnu la légitimité du cadre du dialogue national, comme les partis Ettakatol (troïka gouvernementale) et Al Massar et Al Jomhouri (opposition).

[15] Notamment le CPR (troïka gouvernementale), le parti Wafa (dissidence islamo-nationaliste du CPR) et le courant Al Aridha (islamo-populiste, deuxième aux élections de 2011 mais disloqué depuis en plusieurs blocs).

[16] Cette révision du règlement intérieur votée le 4 novembre 2013 en l’absence de l’opposition qui finalisait la négociation des conditions de son retour, apparaissait comme la réponse d’Ennahdha et se ses alliés au Président de l’ANC qui en avait suspendu les séances contre leur avis lors du retrait des élus de l’opposition.

[17] La formulation de l’article 6 qui avait donné lieu à un consensus était la suivante : « L’Etat assure le respect de la religion, la protection de la liberté de croyance et de conscience ainsi que la pratique religieuse, il est garant de la neutralité des mosquées et lieux de cultes de toute instrumentalisation partisane ». Et c’est à la suite d’un incident entre un député d’Ennahdha et un élu de l’opposition qu’un deuxième alinéa ainsi rédigé y sera ajouté : « L’Etat s’engage à diffuser les principes de modération et de tolérance ainsi qu’à protéger le sacré et interdire les atteintes à son encontre, comme il s’engage à interdire les appels à l’excommunication (« takfir » en arabe) et l’incitation à la haine et à la violence et à y faire face ».

[18] Le deuxième alinéa de cet article avait été rajouté en fin de parcours en vue d’interdire le « takfir », équivalent des appels à l’excommunication en islam, sachant que l’assassinat du dirigeant historique de la gauche, Chokri Bélaïd, le 6 février 2013, avait été précédé de tels appels et que, lors du vote des articles de la constitution, un élu de l’opposition s’était vu accuser d’être un ennemi de l’islam par un député Ennahdha avec menaces de mort à la clé. Les élus Ennahdha avait alors conditionné leur accord au renforcement de la protection du sacré.

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